Il pleut des fourmis

Il n'y a pas rien que l'Europe qui soit en révolution, le ciel n'est pas non plus dans son assiette habituelle.

Quand je parle du ciel, je ne veux pas dire que mon œil ait plongé dans les profondeurs du firmament, je suis beaucoup trop myope pour avoir une pareille prétention. Je veux seulement attirer votre attention sur la région des nuages.

Les journaux de Rouen nous apprennent qu'un phénomène mémorable vient de mettre en émoi une grandepartie de la Normandie. Ce pays a été terrifié par une pluie de fourmis, laquelle averse a notamment inondé un des quais de la ville de Rouen.

C'est effrayant ! Une fourmi ne me fait pas peur, mais si je venais à me trouver en face d'une armée de ces insectes, je commencerais à faire des réflexions lugubres. De plus, ce ne sont pas déjà ces fourmis, quelque innombrables qu'elles puissent être, qui sont terrifiantes, mais c'est l'idée qu'elles sont tombées du ciel qui taquine l'homme même qui a le moins de préjugés.

Une pluie de fourmis ne peut que nous annoncer quelque grande catastrophe, j'aimerais presque autant voir tomber des comètes.

Depuis longtemps nous sommes habitués à la chute d'aérolithes, les averses sont très communes, notamment en Egypte; quant aux giboulées de crapauds , elles ne surprennent plus personne.

Mais des fourmis, voilà ce qui confond mon imagination !

Du reste, les journalistes de la Normandie ne font pas les esprits forts, ils avouent qu'ils sont tout aussi atterrés que moi.

 Rouen tout entier est plongé dans la stupeur !

L'Académie des sciences et belles-lettres de la Seine-Inférieure s'est réunie en séance extraordinaire pour délibérer sur ce phénomène et tenter d'expliquer ce mystère, mais jusqu'à présent les plus savants y ont perdu leur latin.

Les hypothèses les plus hardies ont été mises en avant, mais un simple souffle du raisonnement a suffi pour les renverser. 

La seule chose sur laquelle on est tombé d'accord, c'est que ces fourmis sont bien réellement des fourmis, de ces petits insectes que Linnée se plaisait à appeler formica, et formicae quand il s'adressait à plusieurs.

Ce qui rend plus effrayant et plus inexplicable le phénomène de la pluie de fourmis, c'est que parmi ces fourmis se trouvait une assez grande quantité de cloportes. Un savant de Rouen croyait avoir expliqué le mystère au point de vue fourmi, mais on lui a jeté à la tète ces cloportes, et il n'a plus su que dire.

Horrible année que celle où nous vivons ! On voit apparaître des étoiles en plein midi, les abricots et les hannetons ont complétement manqué, il pleut des fourmis et des cloportes !

Dieu protège la France !

Journal des couturières et des modistes, 30 août 1849