Le chien de la Bourse du travail
C'est un braque bleu d'Auvergne. On l'appelle Black. Tout jeune, il est déjà fonctionnaire.
Il a sa niche — une belle niche toute neuve, fournie par l'administration — dans le hall de la Bourse du travail.
Son collier porte une médaille, sur laquelle on lit : "Préfecture de la Seine".
Black émarge au budget municipal pour une pâtée quotidienne et un bain hebdomadaire au crésyl.
Bref, il est couché, nourri, blanchi.
Et avec ça, pas fier.
C'est un veinard et un modeste. Le bruit lui fait horreur. II fuit les meetings et évite les assemblées. Les syndiqués lui font un peu peur.
Son rôle consiste à accompagner les gardiens de nuit dans leur tournée.
La Bourse du travail est un vaste édifice aux mille-coins et recoins. Il arrive quelquefois qu'on y trouve couchés quelques vagues "clochards" qui n'ont pu se résoudre à la fermeture des,portes, à quitter un endroit aussi bien chauffé.
Quelquefois ils échappaient a la surveillance. L'on en retrouva même un, pendu dans les cabinets.
Black n'a point son pareil pour éventer les retardataires. Lorsqu'il en trouve un, il aboie que voulez-vous, il est payé pour ça — mais jamais ne mord.
Il ne fait pas de zèle, c'est un excellent fonctionnaire.
Black ne compte d'ailleurs que des amis à la Bourse, du travail.
C'est à qui te gâtera. Il y a bien des grincheux qui prétendent qu'il a des puces.
— C'est pas un reproche à faire à un chien qui fait un métier pareil, répond, non sans raison, M. Noblot, régisseur adjoint.
Blark laisse dire et se laisse faire.
Arrivé, bleu d'Auvergne, il s'est débrouillé.
Dans ses yeux se lit quelquefois une va-gue mélancolie.
Songe-t-il. aux vastes horizons du plateau Central ? ou bien tout simplement pense-t-il qu'il a encore dix ans à faire avant d'avoir droit à sa retraite ?
"Le Matin" 14 décembre 1913