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Les anecdotes
19 janvier 2022

Le Code et la potence

indiens

Le correspondant américain du Droit envoie à ce journal le récit d’une exécution des plus étranges et à coup sûr des moins lugubres. Voici sa lettre, elle est datée de New York, le 5 avril : 

Les bienfaits de la civilisation pénètrent les uns après les autres chez ces tribus indiennes, incessamment refoulées vers l’ouest lointain par le progrès de l’occupation américaine. Nous leur avions déjà enseigné l’usage de la carabine et de l’eau-de-feu, voici maintenant qu’ils nous empruntent le Code et la potence. 

La scène se passe dans un village chérokée à vingt-cinq milles de la ville de Van Buren , dans l’Etat de l’Arkansas. Un Indien appelé Musquito a été trouvé assassiné. Les soupçons se sont portés sur un autre Peau-Rouge, nommé Nat par abréviation de Nathaniel. Ayant été reconnu coupable de meurtre par un jury chérokée, c’est à présent au shérif chérokée à faire exécuter la peine de mort prononcée par un juge chérokée. Les blancs n’ont eu à se mêler et ne se sont mêlés de rien. 

Voici comment un témoin oculaire raconte le dénouement de la pièce dont on donnait la première représentation devant un public chérokée. Dénouement qui prêterait à rire s’il ne s’agissait pas de la mort d’un homme. 

Le shérif avait fait dresser la potence à peu de distance de l’espèce de hutte qui avait servi de cour d’assises ; mais, lorsqu’on voulut y attacher Nat, il se trouva (c’était une espèce de géant) qu’il était presque aussi haut que le gibet. Il fallut recourir à un autre moyen d’exécution. 

Toute la tribu indienne, le shérif et le condamné en tête, suivit les bords ombragés de l’Arkansas jusqu’à ce qu’on eût trouvé un arbre qui pût remplacer la potence. Après une promenade qui se prolongea assez longtemps, parce que tantôt le shérif, tantôt le condamné, avait quelque chose à objecter aux divers arbres qu’on rencontrait, on arriva enfin devant un magnifique cotonnier (cotton-wood populus monilifera : espèce de peuplier qu’on trouve dans le voisinage du Mississipi) dont une grosse branche s’avançait à angle droit à une hauteur plus que suffisante pour le succès de l’opération. 

— Voilà notre affaire ! s’écria le shérif.
— On ne saurait trouver mieux ! fit le condamné. 

La chose ainsi arrangée, Nat manifesta le désir de prendre pour la dernière fois un bain dans l’Arkansas. Sa demande lui fut accordée sans hésiter. Un blanc aurait pu mettre l’occasion à profit pour s’échapper, mais avec un Chérokée, il n’y avait rien à craindre. Le gigantesque Nathaniel se dépouilla de la couverture qui lui servait d’habillement complet, se jeta dans la rivière, et se livra avec délices au plaisir de la natation. Puis il sortit de l’eau sans qu’on l’eût rappelé, remit sa couverture, et se tint prêt à remplir le  rôle que la loi lui avait assigné. 

Le shérif lui dit alors de grimper sur l’arbre. Il y grimpa comme un écureuil, puis ce fonctionnaire et ses aides le suivirent avec la corde fatale. Nat s’arrêta sur la branche qui formait comme le bras d’une potence, mais le shérif l’engagea à essayer d’approcher le plus possible de l’extrémité de la branche, ce qu’il fit avec beaucoup d’agilité. Après quoi le shérif (qui cumulait, à ce qu’il paraît, les fonctions de bourreau) ajusta le nœud coulant au cou du patient et fixa à la branche l’autre extrémité de la corde. 

Pour si étrange que cela puisse sembler, tous ces lugubres préparatifs se firent, de part et d’autre, avec le plus beau sang-froid du monde. On aurait dit le déroulement d’une expérience scientifique. Enfin, quand tout fut arrangé à la satisfaction de Nat et du shérif, celui-ci dit qu’il allait descendre de l’arbre, et que, une fois à terre, il lui crierait de sauter. 

— C’est convenu, dit le Chérokée. 

Au bout d’une couple de minutes, en effet, le shérif cria :

— Saute, Nat ! 

Et Nat sauta. 

Comme il tombait de très haut, sa mort fut presque instantanée. 

« La Lorgnette. » Bordeaux, 1862.

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