Tours a ses rillettes et Montélimar son nougat; Vire a ses andouilles et Cambrai ses bêtises (deux spécialités, non pas deux monopoles), Commercy a ses madeleines et Verdun ses dragées : ce que le sucre d'orge est à Rouen, l'épinard l'est à Crystal City (U.S.A.).

A chaque ville ses merveilles, à chaque pays ses gourmandises.

Jadis, Crystal City connaissait une honnête aisance. Ses épinardiculteurs se disaient bon an mal an, moyennement contents des affaires. Pour dire qu'il y avait des acheteurs d'épinards il n'y avait pas d'acheteurs d'épinards, mais pour dire qu'il n'y avait pas d'acheteurs d'épinards, il y avait des acheteurs d'épinards. Soudain, Crystal City connut une fortune inespérée. Une rage croissante prenait au ventre les libres citoyens de la libre Amérique. « Il nous faut de l'amour, n'en fût-il plus au monde », chante-t-on dans La Belle Hélène. Remplacez l'amour par les épinards et vous aurez un panorama exact de l'Amérique, vue de Crystal City. La Bourse aux Epinards fut secouée par la fièvre des grandes spéculations. IL y eut un boom sur les épinards : La demande dépassa l'offre de plus de millions de dollars que nous n'en toucherons par intérim, si nous ne mettons pas notre doigt dans notre nez, ni, au gouvernement, de louches individus susceptibles d'être mis à pied par la Commission des Activités anti-américaines. La campagne environnante abandonna ces cultures variées qui revêtent les collines de manteaux rapiécés. Place à l'Epinard ! Une « society limited » se fonda, pour en développer et mécaniser la production. Et de monoculture en motoculture, le paysage prit la teinte, uniforme des dessins d'enfants.

A quoi attribuer le goût furieux et subit des Américains pour un légume dans lequel les peuples sont si peu nombreux à mettre un peu de beurre ? A quoi ? Demandez plutôt à qui ! A qui ? à Popeye !

Le miracle de Crystal City est un miracle de la liberté d'entreprise sous sa forme la plus entreprenante : la publicité. Un miracle de la publicité sous sa forme la plus perverse : la publicité rédactionnelle. Car le Mathurin des dessins animés, le marin goguenard dont les biceps se développent au fur et à mesure que le gars bouffe de l'épinard, Popeye, est mieux qu'un personnage de légende, mieux qu'un héros national : c'est un inégalable agent de publicité.

Les Américains ont leurs défauts, comme tout le monde, mais il faut reconnaître que l'ingratitude leur est inconnue. Voyez la Grèce, par exemple pour la liberté du monde, elle s'est battue à un contre dix, en 1940, et elle a battu Mussolini; pour la liberté du monde, elle s'est battue, à un contre cent, au temps de l'occupation nazie, et elle a chassé les nazis; pour la liberté du monde, elle se bat aujourd'hui contre ceux qui, hier, étaient les mercenaires d'Hitler et ont changé de maître, sinon de métier. Eh ! bien l'Amérique sait ce que chaque nation doit à la Grèce et il n'est pas un pays au monde à qui elle envoie autant de canons !

De même pour Popeye. Crystal City qui n'est la patrie ni de Balzac, ni de Pouchkine, ni de Cervantes, ni de Shakespeare, ni de Léonard de Vinci, ni de Charlie Chaplin, a élevé une statue à son grand homme, au bienfaiteur de la ville — une statue à Popeye.

Avec, je pense, sur le socle : « A Mathurin ses fournisseurs reconnaissants. »

Mais quel aperçu sur la mentalité des hommes en général et des Américains en particulier ! Il suffit du simple retour d'une boîte d'épinards sur un écran pour que la ménagère qui se demande: « Que vais-je leur faire à dîner ? » ou le client du restaurant qui hésite en lisant la carte, se réponde mécaniquement : « Des épinards ! »

Amis, enfoncez-vous bien ça dans la tête. Ayez devant les yeux la statue de Popeye chaque fois qu'une sottise vieille comme les épinards et bête comme chou, réapparaît dans la presse. Vous avez haussé les épaules une fois, dix fois, cent fois. Une fois, dix fois, cent fois, les faits ont démenti cette sottise. N'empêche qu'un moment vient où vous en êtes imprégnés, ou vous raisonnez quelque peu, et sans le savoir, en fonction de cette sottise.

Si l'exemple de Crystal City pouvait mettre les humains en garde contre les méfaits du mensonge répété, il serait juste d'élever une statue au sculpteur de Popeye. Avec, sur le socle : « A celui qui lui valut tant de lecteurs, la presse libre reconnaissante. »

Le Grain de Sel d'André Wurmser

"Ce soir" 15 janvier 1948

Un grand homme américain

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