Pas de journaux

L’action se passe dans un intérieur comme les autres. Monsieur est employé de bureau aux affaires intérieures et Madame s’occupe de son intérieur. Il est midi, l’heure redoutable de l’ « opération bifteck ». Monsieur rentre en coup de vent. Détail très important : il a un chapeau cassé, en toile et une gabardine à deux rangées de boutons.

Madame. — Tu as le journal ?
Monsieur. — Prends plus… m’en fous… marche pas… trop cher… m’intéresse pas ! Pleven ?… Et puis après ? M’en fous !…
Madame. — Mais, mon chéri, je suivais mon feuilleton…
Monsieur. — Ton feuilleton ? Ah ! laisse-moi rigoler ! Puisque je te dis qu’elle reviendra la femme infidèle, oui, elle reviendra, c’est couru, son mari lui a pardonné. Pas besoin de lire la suite. C’est comme çà qu’il finit ton feuilleton. Pas besoin de journaux, finis les journaux !

Le lendemain.

« Les journaux ne paraîtront pas à
la date du lundi 19 novembre 1951. »

Même décor que la veille, mêmes personnages, même heure.

Monsieur. — Tu as le journal ?
Madame. — Mais, mon chéri, tu m’as dit hier que…
Monsieur. — Ah ! J’ai dit, j’ai dit, mais je veux savoir ce qui se passe, moi je ne veux pas vivre comme une bête ! Et Pleven ? Qu’est-ce qu’il fait, Pleven ? Et Truman ? Et Staline ? Et l’essence ? M’intéresse, moi !
Madame. — Mais, mon ami, tu sais bien que les journaux ne paraissent pas aujourd’hui… c’était annoncé… la grève…
Monsieur. — Ah ! N… de D… ! C’est vrai ! Pas de journaux ! Alors ? Qu’est-ce qu’on va faire ? On ne sait plus rien, ici ! Çà fait partie du plan d’austérité, çà ! Mais je veux savoir, moi, comprends-tu, je veux savoir. Ah ! Nom de nom, la T.S.F. ! On va pouvoir prendre les informations. (Il tourne le bouton du poste. Portée sur les ondes, on entend la voix du grand speaker national.)

Le grand speaker. — Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, cette émission vous était offerte par « la brillantine à l’huile de pied de bœuf ! ». Ici, Radio-Topinambour. Et voici notre reine d’un jour ! Gracieuse Majesté, daignez accepter ce soutien-gorge qui vous est offert par les établissements Téton’s et Cie, la grande marque : « Tiens-toi bien ».

Le reste de l’émission est lamentablement brouillé par les parasites. On perçoit, au milieu d’un bruit de mitraillettes et sur un air de musique de chevaux de bois, le slogan : « Téton’s ! Téton’s ! Téton’s ! ».

Monsieur. — (Complètement effondré dans son fauteuil) : Ah ! Les s…! Mon journal! Vivement mon journal!

Goulebenéze. « Histouères de la Pibole« , novembre 1951.
Image d’illustration.