L’histoire de l’invalide
En 1798, nos armées, sous les ordres de Brune et Schaumbourg, entrèrent à Berne. Avec l’or des réquisitions ordonnées par les généraux, ceux-ci ramenèrent à Paris un des ours symboliques de la ville. On mit la bête au Jardin des Plantes, où la foule se pressa pour admirer Martin, ainsi qu’elle baptisa aussitôt sa nouvelle idole.
On chargea un invalide de régler la circulation autour de la fosse. Ce brave homme se trouvait là tout seul, sans suppléant, et son service le tenait à l’attache. On lui apportait bien sa gamelle aux heures réglementaires, mais il était constamment à la merci d’un oubli. C’est ainsi qu’un dimanche où le public était encore plus nombreux qu’à l’ordinaire, ceux qui devaient le nourrir ne pensèrent plus du tout à lui.
Héroïquement, le mutilé supporta la privation. Il déjeuna par cœur, vit passer tout l’après-midi. Puis vint l’heure de la soupe : point de gamelle à l’horizon. Ma foi, c’en était trop. On était un homme. Il fallait se refaire. Le malheureux décida de planter tout là. Pour qu’on sût qu’il n’avait pas déserté, il prit une feuille de papier chez la plus prochaine marchande de coco et de jouets et, de sa plus belle écriture, il fit un écriteau avertisseur. Là-dessus, il s’en alla vers un mastroquet des environs et les visiteurs qui continuaient de se fouler autour de Martin, lurent avec horreur cet avis épouvantable :
L’Invalide a été mangé.
On peut être un excellent soldat et ne pas connaître à fond les subtilités de l’orthographe.
« Le Journal amusant. » Paris, 1932.