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Les anecdotes
12 janvier 2022

Le cerf-volant

jacques-de-romas

Jacques de Romas est né à Nérac, il y a vécu, s’occupant beaucoup de science et un peu de sa charge d’assesseur au présidial, il y est mort… et il y fut oublié. Un jour récent, Nérac fut très surpris d’apprendre que vers le milieu du XVIIIe siècle, un de ses fils l’avait couvert de gloire en faisant dans ses murs la magnifique expérience du cerf-volant qui prouva l’identité, jusqu’alors à peine pressentie, de l’électricité et du feu du ciel.

Depuis peu, sur l’une des places de la ville, se dresse la statue du savant qui, Prométhée souriant, en perruque poudrée, mais non moins audacieux, ravit aux dieux leur foudre.

Réparation tardive, due à une initiative bordelaise. Car Bordeaux se souvenait du physicien, membre éminent de son Académie. Sa bibliothèque conserve ce qu’un vieil inventaire écrit à la main appelle « la liasse Romas », c’est-à-dire de curieux manuscrits traitant de très diverses sciences et deux mémoires imprimés, dont l’un, où se trouve relatée une série de belles expériences sur l’électricité atmosphérique, couronnées par celle du cerf-volant, est le plus beau traité, le plus précis, le plus passionnant qui ait été écrit sur l’électricité, en un temps où cette branche de la physique était la préoccupation de tous les esprits sérieux et de tous les beaux esprits.

De la science nouvelle si séduisante qui apparut comme une fée dont la baguette à chaque coup faisait jaillir l’éclair, on s’entretenait partout : au lever des belles dames, dans les très doctes compagnies, aux camps, à la cour, à l’ombre des églises. Ce fut un engouement étrange. Les théories étaient diverses et les expériences multiples; on ne vit jamais pareille émulation, et le cerveau inventif de Romas fut pris de la noble fièvre. Il observe, il écrit, il formule, il expérimente.

« L’intensité des phénomènes électriques croît en raison de l’élévation des barres« , proclame-t-il. S’il est difficile d’élever un mât immense, il est plus aisé d’envoyer dans les nuages, emportée par le vent, retenue par une corde, une aiguille à électriser, et en juillet 1752, Jacques de Romas écrit à l’ Académie de Bordeaux : « Je vais renouveler l’expérience des pointes par une combinaison empruntée à un simple jeu d’enfant. » Il tarde un peu, il tarde trop à construire le cerf-volant dont il ne cesse d’entretenir le cercle de beaux esprits que son ami le chevalier de Vivens aimait à réunir dans son château de Clairac.

Entre temps, Benjamin Franklin lance au ciel avec quelque succès (assure-t-il) le cerf-volant muni d’une barre qu’avec son jeune fils il vient de fabriquer en un tour de main. Mesquine tentative, sans témoins, sans éclat et sans suite.

Voici la vraie expérience scientifique, longuement préparée, savamment combinée, menée à bien dans un péril mortel avec un mâle courage et un sang-froid si merveilleux, que le savant nota avec la précision la plus rigoureuse, toutes les particularités du phénomène :

Ce fut le 7 juin 1753 que Romas, ayant réuni ses amis sur l’une des promenades de Nérac, lança son cerf-volant électrique. Cet appareil mesurait dix-huit pieds carrés de surface; il était recouvert de papier huilé; un fil de cuivre suivait la corde de chanvre longue de deux cent dix mètres; un cordon de soie terminait le tout et le rattachait à l’auvent d’une maison. Un cylindre en fer-blanc était suspendu à la corde. En touchant le cylindre avec l’excitateur à manche de verre inventé et nommé par lui, le hardi physicien tirait des étincelles. L’orage montait à peine, les étincelles étaient faibles, et le savant s’amusa à les tirer avec les doigts. Le jeu parut charmant, et les assistants tour à tour voulurent toucher le cylindre avec la main, une clé, une canne, une épée. Tous ces Gascons enfiévrés jouaient gaiement avec le tonnerre. Cependant l’orage grandissait menaçant. Une commotion plus forte fait comprendre à Romas que l’heure du danger a sonné; alors écartant la foule qui le pressait, seul au milieu du cercle, calme et héroïque, il se mesure avec le dieu.

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Dans cette première expérience, des flammes d’un pied de long sont produites; dans celles qui suivirent, tant à Nérac qu’à Bordeaux, elles atteignirent dix pieds. Et le peuple terrifié par de tels prodiges disait en voyant passer le grand savant qui portait la tête un peu inclinée sur l’épaule : « Le diable en sa colère lui a tordu le cou.  »

C’était la gloire pour Romas. Son mémoire fut lu en séance publique à l’Académie de Bordeaux et à l’Académie des sciences de Paris; il fut membre associé de l’une et membre correspondant de l’autre; des étrangers de marque vinrent le visiter, entre autres lady Mary Montagüe, qui, retenue par l’amabilité de M. et de Mme de Romas, fit à Nérac un séjour prolongé.

En 1770, le savant écrivait de Bordeaux à sa femme :

« L’impression de mes ouvrages n’est pas commencée… tout le monde dit qu’ils se vendront comme poivre. Sur ce propos, je te diray quelque chose qui je pense te surprendra agréablement.

J’appris d’un Anglais que mes deux mémoires, l’un sur les expériences du cerf-volant en temps d’orage, l’autre sur celles que j’ay faites avec le même instrument dans un temps serein, nébuleux, neigeux ou simplement vaporeux, glacial ou tempéré, sont traduits en anglais depuis plus de quinze ans. Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’un savant français nommé M. Latapy, qui est actuellement en Angleterre, vient d’écrire à M. de Secondât (le fils du grand Montesquieu) que s’étant trouvé à Londres d’un repas avec plusieurs savants anglais, ceux-cy demandèrent à M. Latapy s’il me connaissait, que celuy-cy leur ayant répondu qu’il avait mangé avec moy plusieurs fois chez M. de Secondât, ils parlèrent avec enthousiasme de moy et de mes expériences du cerf-volant.

Après quoi, chacun s’étant armé de son verre, on avait bu à la santé de l’ingénieux M. de Romas. Ainsi tu vois que l’on m’a fait en Angleterre à peu près les mêmes honneurs qu’on me fit il y a quelques années à l’illustre Parlement de Paris. »

Et voici que soudain toute cette gloire est éclipsée. La part de mérite qui revient à Franklin est pourtant assez grande sans qu’on y ajoutât la part d’autrui, — surtout sans qu’il la prît. Mais Franklin était d’un pays dont l’une des plus originales productions est sans contredit la réclame énorme et bien faite, et son ami Priestley fut un barnum parfait. Les efforts, les inventions, les découvertes des autres physiciens furent drainés au profit d’un seul; de plus, le prestige de l’homme d’Etat servant de piédestal au savant, Franklin qui n’avait pas tout le mérite eut toute la gloire,

Jacques de Romas souffrit cruellement vers la fin de sa vie de ce déni de justice; il protesta, il en appela aux témoignages de ses amis, dont quelques-uns portaient des noms éminents, qui savaient, pour avoir assisté à ses travaux et reçu ses confidences, qu’ayant conçu prématurément l’idée du cerf-volant remplaçant les pointes pour soutirer l’électricité des nuages, il ne l’avait empruntée à personne. Il écrivit et fit imprimer une admirable lettre où, rendant justice à son adversaire, trop heureux ou trop habile, il montre, tout en défendant son bien, la courtoisie d’un parfait gentilhomme et l’âme haute d’un vrai savant.

Tout fut inutile, il sombra et mourut.

L’heure de la réparation fut bien lente à venir. La voici pourtant. Nérac et toute la Gascogne en ressentent un noble orgueil.

A. VILLENEUVE. « La Lecture française. » Bordeaux, 25 mars 1912.
Peinture : Portrait de Jacques de Romas par Antoine Colbet.
Statue de Romas édifiée à Nérac.

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